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Vers une révision prochaine de la "loi relative à la transsexualité" ?

Publié le 25 février 2016 - modifié le 26 avril 2016

Ecrit par Alexandra Woelfle

Aboutissement d’un processus législatif de trois ans, la loi du 10 mai 2007 relative à la transsexualité introduit deux procédures de reconnaissance des personnes transgenres : la reconnaissance officielle du changement de sexe et celle du changement de prénom. Accordant certains droits aux personnes transgenres, la proposition de loi a été âprement discutée à la Chambre des représentants puis au Sénat, et a été approuvée par les élus du VLD, du PS, du MR et du cartel SP.A–Spirit ; la plupart des députés du CDH ont également voté en faveur du texte, tandis que, ensuite, les sénateurs de ce parti se sont abstenus. Aujourd’hui encore, cette loi fait l’objet de vives critiques de la part de parlementaires Écolo (parti dont les membres se sont abstenus lors des votes au Parlement fédéral), d’associations représentant les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres… (LGBT+) et d’organisations internationales, au point qu’une révision de la loi a été inscrite dans les deux derniers accords fédéraux de gouvernement.

Les débats que cette loi soulève sont le reflet d’enjeux éthiques et bioéthiques relatifs à l’état civil, à la psychiatrisation, à la stérilisation et à la parentalité des personnes transgenres, qui dépassent le cadre originel de la loi. En filigrane, ce sont plusieurs conceptions de la société, du droit, de l’identité et des genres qui se concurrencent.

Après une clarification des termes employés et des réalités envisagées, cette @nalyse du CRISP en ligne retracera les raisons qui ont conduit à légiférer et présentera brièvement le contenu de la loi. Ensuite, elle s’interrogera sur les principes justifiant les orientations éthiques et présentera les différentes critiques adressées à cette loi.

1. De quoi et de qui parle-t-on ?

Le terme « transsexualité » est un terme médical apparu dans les années 1950. Basé sur la psychiatrie, il désigne les différentes modifications des organes génitaux et plus largement du corps d’une personne afin de le faire correspondre aux rôles sociaux féminin ou masculin. De ce terme découle l’expression « personne transsexuelle » : il s’agit d’une personne qui a suivi un traitement médical afin de faire correspondre son sexe assigné à la naissance avec le genre auquel elle s’identifie. Ce traitement est composé d’une prise de traitement hormonal, d’un test réalisé sur une ou plusieurs années en tant que personne s’identifiant à l’autre genre et de chirurgies modifiant les organes génitaux et l’apparence physique.

L’utilisation des termes « transsexualité » et « personne transsexuelle » est fortement critiquée par les associations LGBT+. Elles l’interprètent comme étroitement liée à la psychiatrisation et à la médicalisation du vécu des personnes concernées. Elles préfèrent y substituer l’expression « personne transgenre », c’est-à-dire une personne qui n’identifie pas son genre à celui socialement attendu par le genre assigné à la naissance.Ces associations questionnent en effet les identités psycho-sociales et les rôles sociaux communément admis. Dans ce texte, on emploiera prioritairement le terme transgenre.

En cette matière, deux précisions s’imposent. D’une part, une personne transgenre ne doit pas être confondue avec une personne intersexuée. Cette dernière possède à la naissance des caractéristiques reproductives plurielles, ne pouvant pas être attribuées uniquement au sexe féminin ou masculin. On opère souvent arbitrairement ces personnes très jeunes afin de conformer leur corps aux caractéristiques d’un des deux sexes. D’autre part, bien que la loi du 10 mai 2007 parle de « réassignation sexuelle » et de changement de sexe, les opérations chirurgicales ne changent jamais à proprement parler le sexe d’une personne puisqu’elles n’en modifient pas les chromosomes ou les cellules.

2. Légiférer sur la transidentité : pourquoi et pour permettre quoi ?

Trois raisons poussaient le législateur à légiférer sur les procédures de changement de sexe des documents d’identité et de prénom : mettre fin à un vide juridique, se conformer aux recommandations internationales et déterminer une procédure unique de reconnaissance du changement de sexe.

Premièrement, la proposition est une réponse au vide juridique qui entourait le statut des personnes transgenres, celles-ci n’étant mentionnées dans aucun texte législatif avant 2007. Or les avancées de la médecine et de la science sont en mesure de leur conférer une constitution physique très proche du genre auquel elles s’identifient. D’une part, l’inadéquation entre l’apparence physique et les documents d’identité crée des discriminations dans leur vie quotidienne. D’autre part, le législateur insiste sur la notion de « souffrance ressentie » qui se fonde sur l’inadéquation entre l’esprit et le corps. Cette notion est tirée du manuel de la Société américaine de psychiatrie, le DSM-IV,qui considère les personnes transgenres comme souffrant d’un « trouble de l’identité de genre », également appelé « dysphorie de genre ». Ce trouble déclencherait « un besoin pressant d’une hormonothérapie, d’une opération et, si possible, d’une adaptation légale du sexe ». Selon les auteurs de la proposition de loi, la reconnaissance de fait des personnes transgenres opérées doit dès lors être complétée par une reconnaissance étatique afin de régler leur « problème d’identité » et les « soulager ».

Deuxièmement, cette proposition permet à la Belgique de se conformer aux recommandations adoptées par le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme. Dès 1989, le Parlement européen a adopté une résolution qui invite les États membres à reconnaître aux personnes transsexuelles le droit de changer de sexe et à garantir leur reconnaissance juridique par la rectification de l’acte de naissance et des papiers d’identité. La même année, le Conseil de l’Europe a reconnu, dans sa recommandation 1117 relative à la condition des transsexuels, que l’absence de législation constitue une atteinte à la vie privée et une discrimination. Dès lors, il a invité les États membres à adopter une législation permettant de modifier l’acte de naissance, les pièces d’identité et le changement de nom. Enfin, en 1998, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a révisé sa jurisprudence en la matière. Pour la première fois, les juges ont estimé dans deux arrêts successifs que la non-reconnaissance juridique du changement de sexe d’une personne transsexuelle est contraire au droit au respect de la vie privée. Si, précédemment, les États étaient réticents à modifier l’état civil en vertu de l’intérêt public, la Cour a estimé que « l’intérêt individuel (…) n’imposait pas une charge excessive ou déraisonnable par rapport à l’intérêt général de la société dans
son ensemble ». Selon elle, il revient dès lors à l’État de mettre en place une législation favorisant la modification de l’acte de naissance en vertu des droits de l’homme que sont le droit d’établir les détails de son identité d’être humain, le respect à la vie privée ou encore le droit au mariage.

Troisièmement, cette proposition remplace les procédures administratives et judiciaires précédemment bâties sur plusieurs jurisprudences. Le changement de prénom était précédemment accordé comme une faveur du ministre de la Justice en vertu de la loi relative aux noms et prénoms du 15 mai 1987. Quant à la procédure judiciaire de changement de sexe, elle était coûteuse et se révélait parfois longue. Par ailleurs, l’absence d’indications dans le Code civil et le Code judiciaire créait une insécurité juridique découlant des conceptions divergentes des magistrats 14. Le législateur a dès lors voulu mettre fin à ces incertitudes en adoptant une législation unique pour les personnes transgenres.

La loi adoptée en 2007 entendait donc répondre à des motifs relevant de registres différents : prendre en compte le vécu de la personne, se conformer aux recommandations internationales et créer un cadre légal. Deux procédures ont été mises en place, la première fixant les modalités du changement de sexe sur les documents d’identité et la seconde concernant le changement de prénom.

La loi commence par définir ce qu’est une personne transgenre en insérant un nouvel
article dans le Code civil, dans le chapitre des actes de naissance. Pour être reconnue comme personne transgenre, une personne doit avoir « la conviction intime, constante et irréversible d’appartenir au sexe opposé à celui indiqué dans l’acte de naissance et dont le corps a été adapté à ce sexe opposé dans toute la mesure de ce qui est possible et justifié du point de vue médical » (art. 2). Le Code civil, le Code judiciaire et le Code de droit international privé ont également été modifiés en ce sens. Pour entamer une procédure de reconnaissance, les personnes (belges ou étrangères) inscrites aux registres de population introduisent une déclaration affirmant leur conviction « d’appartenir au sexe opposé ». Si elles sont mineures, elles doivent être accompagnées d’un représentant légal lors de leur déclaration.

La reconnaissance n’est cependant pas automatique. La déclaration de la personne transgenre doit ensuite être complétée par les déclarations de son psychiatre et de son chirurgien attestant à l’officier d’état civil leur conviction que l’intéressé remplit les trois conditions suivantes. La personne doit avoir « la conviction intime, constante et irréversible d’appartenir au sexe opposé ». De plus, elle doit subir une « réassignation sexuelle qui [la] fait correspondre au sexe opposé (…) dans la mesure de ce qui [est] possible et justifié du point de vue médical ». Enfin, elle ne doit plus être « en mesure de concevoir des enfants conformément à son sexe précédent » (art. 2).

La procédure administrative de changement de sexe se voulant analogue à la déclaration de naissance devant l’officier d’état civil, la reconnaissance ne nécessite pas de s’adresser au tribunal. L’officier d’état civil n’effectue pas de contrôle d’opportunité et est uniquement chargé de contrôler les conditions formelles du changement de sexe. Toutefois, cette procédure administrative est contrebalancée par la possibilité d’effectuer un recours judiciaire contre l’acte ou contre la décision de refus de l’officier (art. 5). Le recours peut être introduit par le procureur du Roi ou par une personne qui a un intérêt au dossier. La loi précise que l’acte ne modifie en rien les relations de filiation existantes, ni les droits et les devoirs qui en découlent. Les documents officiels mentionnant les relations avec les parents et le conjoint de l’intéressé sont simplement adaptés (art. 2 et 3).

La deuxième procédure mise en place par la loi concerne le changement de prénom. La loi modifie celle de 1987 relative aux noms et prénoms ainsi que le Code des droits d’enregistrement, d’hypothèque et de greffe. Si, précédemment, ce changement était considéré comme une faveur, la nouvelle loi rend automatique l’autorisation de changement de prénom par le ministre de la Justice si la personne transgenre remet une attestation de son psychiatre et de son endocrinologue. Ces deux praticiens doivent attester que la personne « a la conviction intime, constante et irréversible d’appartenir au sexe opposé », qu’elle « suit ou a suivi un traitement hormonal de substitution visant à induire les caractéristiques sexuelles physiques du sexe auquel » elle a la conviction d’appartenir et que « le changement de prénom constitue une donnée essentielle lors du changement de rôle » (art. 9).

À l’inverse de la précédente procédure, celle-ci inclut les personnes transgenres qui auraient commencé leur transition et qui n’ont pas été opérées. En plus d’un changement de prénom, un changement de photo est autorisé sur la carte d’identité, l’objectif étant que celle-ci corresponde à la réalité.

3. Des enjeux éthiques et juridiques multiples

La particularité de cette loi est qu’elle est la première loi belge à mentionner les personnes transgenres opérées génitalement et, indirectement, les personnes transgenres en général. Elle insère dans l’ordre étatique une catégorie de personnes qui existait déjà de fait (par l’apparence, la chirurgie, la reconnaissance sociale…).

L’adoption de cette loi a toutefois pris du temps. Entre le dépôt de la proposition de loi en 2004 et son adoption au Sénat en 2007, des débats nourris ont animé la Chambre, puis le Sénat suite à une procédure d’évocation. Ces échanges traduisent les différences de point de vue des principaux partis politiques sur ce sujet et se reflètent dans les principes qui sous-tendent la loi.

Ainsi, subsiste dans celle-ci un hiatus entre la réalité des personnes transgenres et une vision à la fois essentialiste de la personne et binaire du sexe/genre. Outre ces deux principes normatifs, un troisième principe juridique aide à comprendre les conditions imposées par le législateur à la reconnaissance officielle.

3.1. Les fondements de la loi : binarité, essentialisme et indisponibilité des personnes

Cette loi clarifie le statut des personnes transgenres mais adopte un point de vue classique du sexe et du genre. Elle est fondée sur l’idée que le genre, élément culturel, correspond à un sexe féminin ou masculin, élément naturel. Ces catégories sexe/genre sont comprises comme fixes et binaires. Pour l’État, la catégorisation binaire sert à identifier ses citoyens et à les administrer, à leur donner une identité intelligible de manière continue (via la déclaration de naissance, la carte d’identité, l’acte de mariage…). Or les personnes transgenres sortent par définition de cette vision par de nombreuses expressions de genres et d’auto-identification. Certaines personnes transgenres souhaitent ne pas se faire opérer mais prennent des hormones, d’autres s’habillent en homme le jour et en femme la nuit ou vice-versa. Les personnes transgenres rompent ainsi avec les catégories conventionnelles du genre et du sexe.

Le législateur, pour normaliser la situation de ces personnes et les faire rentrer dans sa conception du genre/sexe, impose des conditions physiques et psychologiques irréversibles à la reconnaissance juridique. De la sorte, le droit entérine une certaine réalité – il reprend dans son giron une catégorie de personnes qu’il avait délaissées jusque-là – tout en se faisant également le dépositaire de l’ordre public en maintenant l’ordre préexistant.

Par ailleurs, la loi repose sur une conception essentialiste de la personne. Cette conception est basée sur les recommandations de la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV), qui compile et codifie l’ensemble des troubles mentaux. Dans le DSM-IV, une personne transgenre est décrite comme souffrant d’une dissociation entre son corps et son esprit. Cette interprétation n’a rien de nouveau ; au contraire, elle reprend la conception néo-platonicienne et essentialiste du dualisme entre le corps et l’esprit. Platon distingue le monde visible du monde des Idées, ce dernier étant le lieu de la connaissance des concepts universels et de l’âme. Les sensations et le corps appartiennent au premier et ne sont qu’une copie de l’âme. Ainsi, si le corps doit correspondre à l’esprit par mimétisme avec l’âme, dans le cas d’une personne transgenre, le corps doit s’adapter et tendre à posséder l’ensemble des attributs du nouveau sexe et abandonner ceux de l’ancien 18. Le corps et l’esprit sont en adéquation selon une vision essentialiste de l’être humain. Dans le cas de la loi, ce mimétisme se traduit par une dimension d’irréversibilité obligatoire. Cette irréversibilité est la condition d’accès au changement officiel de sexe. Pour le changement de prénom, le traitement hormonal doit, au minimum, avoir été commencé afin que le prénom corresponde à l’apparence. Si l’irréversibilité de la procédure de changement de prénom n’est pas explicitement mentionnée, elle repose sur les déclarations du psychiatre et de l’endocrinologue qui attestent de la conviction intime, constante et irréversible de la demande (art. 9 de la loi du 10 mai 2007).

Les personnes transgenres sortent du cadre binaire défini par la loi. Or le législateur souhaite s’assurer de la concordance du corps à l’un ou l’autre genre et du fait que ce changement soit définitif. La procédure de vérification de cette concordance a soulevé de nombreux débats en commission puis en séance plénière à la Chambre, ainsi qu’en commission au Sénat, en vertu du principe d’indisponibilité de l’état des personnes.

Le droit civil belge est fondé sur le principe juridique d’indisponibilité de l’état des personnes. Ce principe formule que la personnalité juridique d’un sujet ne lui appartient pas entièrement car la stabilité de l’identité conditionne un ensemble de relations à autrui (mariage, filiation…). L’état civil, chargé d’assurer la continuité de l’identité, repose sur certaines variables dites fixes, telles que la naissance, la mort, la nationalité et le sexe, pour fonder ce principe d’indisponibilité 19. Le courant doctrinal du « statutisme » défend le fait que l’identité est une donnée qui doit être traitée par l’État dans l’intérêt de la personne et de l’ordre social.

Un premier débat a porté sur l’applicabilité de ce principe à la procédure de changement de sexe. Les parlementaires VLD, PS, MR et SP.A–Spirit, formations à l’origine de la proposition de loi, ainsi que ceux d’Écolo préconisaient le recours à une procédure administrative afin d’éviter le coût et la durée d’une procédure judiciaire.

Le CDH, le CD&V et le Vlaams Belang s’y sont opposés en déposant plusieurs amendements afin que s’applique une procédure judiciaire. Selon eux, il s’agit en effet d’un changement d’état civil et le recours à une procédure administrative constitue une exception au principe d’indisponibilité de l’état des personnes ; comme toutes les matières touchant à l’état des personnes et à l’ordre public, ces compétences relèvent selon eux d’un juge. Un contrôle judiciaire doit en outre permettre de vérifier que les conditions de base du changement de sexe sont bien remplies et de convoquer les experts capables d’en attester, ce que l’officier d’état civil ne peut faire dans le cadre de la procédure administrative. Tout au long du parcours législatif, les positions du CD&V et du Vlaams Belang sont restées constantes, le premier s’abstenant systématiquement lors des votes et le second votant contre. Le CDH a, quant à lui, modifié sa position en cours de processus. Relativement discret lors des débats à la Chambre, la quasi-totalité de son groupe a voté en faveur de la proposition en 2006. Avec le CD&V et Écolo, il a demandé que le Sénat fasse usage de son droit d’évocation. Lors des débats dans cette assemblée, le CDH a défendu la procédure judiciaire et, faute de l’avoir obtenue, ses représentants se sont abstenus lors du vote intervenu le 22 mars 2007.

De manière plus surprenante peut-être, la procédure judiciaire était également préconisée par le représentant de la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx, bien que celle-ci soit la représentante du PS au sein du gouvernement et que les parlementaires de ce parti défendent l’option administrative 22. Par la suite, toutefois, la ministre s’est ralliée à l’opinion de la majorité et a défendu la procédure administrative en commission au Sénat.

Pour sa part, l’avis du comité consultatif de bioéthique est venu appuyer la voie envisagée par la proposition de loi. Sur la base du caractère persistant de la demande et de la « douleur » découlant du trouble de « dysphorie de genre », le comité a estimé justifié que les personnes transgenres soient exemptées de l’application du principe d’indisponibilité. En effet, selon le comité, l’intervention chirurgicale n’est plus ’expression d’un choix subjectif, mais une contrainte psychique, identifiée comme telle par les psychothérapeutes. Il s’agit de la seule option possible pour mettre fin à la situation de « souffrance » dans laquelle se trouvent les personnes transgenres.

Un second débat a concerné le principe d’indisponibilité de la personne dans sa
continuité vis-à-vis d’autrui et, en particulier, de son entourage. Cette question a été
plusieurs fois soulevée par des membres du CD&V et du Vlaams Belang, qui estimaient que la proposition devrait impliquer les proches, soit en leur proposant un accompagnement psychologique, soit en les impliquant dans la procédure 24. Mais cet argument a été récusé par l’un des auteurs de la proposition, selon qui la loi aurait pour effet, sur la base de déclarations médicales, de confirmer une situation existante, le changement ayant déjà eu lieu avant cette reconnaissance. De plus, la loi a prévu qu’un recours de la part du procureur du Roi ou de « toute personne qui a un intérêt » puisse être introduit contre la décision (art. 5).

3.2. S’assurer de l’irréversibilité de la reconnaissance

L’irréversibilité du nouveau sexe et du nouveau prénom est la condition d’accès à la
reconnaissance par l’État. Dans la loi, la vérification du changement de sexe est déléguéeau corps médical dont l’intervention est toujours conditionnée par la reconnaissance du diagnostic de « dysphorie de genre » par un psychiatre. Selon la définition du DSM-IV, une personne souffrant de dysphorie présente les symptômes suivants : une « identification forte et persistante à l’autre sexe » et un « sentiment persistant d’inconfort par rapport à son sexe ou [un] sentiment d’inadéquation par rapport à l’identité de rôle correspondant » ; en outre, elle est dans une situation où « l’affection n’est pas concomitante d’une affection responsable d’un phénotype hermaphrodite » et où « l’affection est à l’origine de la souffrance cliniquement significative ou d’une altération du fonctionnement social, professionnel, ou dans d’autres domaines importants ».

Afin de s’assurer de l’irréversibilité des changements, la proposition de loi initiale mentionnait explicitement le terme « dysphorie de genre » et imposait des conditions minimales strictes à respecter avant l’introduction des procédures. Ces conditions s’inspiraient largement des symptômes du « trouble de dysphorie » et du traitement recommandé.

Si la psychiatrisation n’a pas été remise en question par le législateur, les conditions médicales strictes ont été le sujet de vives critiques lors des auditions en commission de la Justice de la Chambre. Plusieurs orateurs issus de différentes disciplines (droit, psychologie et médecine) ainsi que des associations LGBT+ ont souligné que ces conditions médicales allaient à l’encontre de la liberté de choix des patients, de la liberté thérapeutique des praticiens et du secret médical, et qu’elles empêchaient de suivre l’évolution médicale et scientifique en la matière. Face à ces critiques, le législateur a opté pour des conditions plus souples. Certains intervenants, comme le collectif Trans-action ou le Genderactiegroep, ont demandé que le champ de la loi soit élargi aux personnes transgenres non opérées et que la condition de stérilisation soit supprimée. À la suite des auditions, Écolo a fait siennes ces revendications. Elles n’ont toutefois pas été suivies et les députés de ce parti se sont abstenus, faute de pouvoir modifier la proposition de loi. Au final, la loi du 10 mai 2007 stipule que l’irréversibilité du changement de sexe est contrôlée par le psychiatre et le chirurgien qui attestent que les trois conditions – conviction intime et constante d’appartenir à l’autre genre, réassignation sexuelle et stérilisation – ont été respectées.

La modification de changement de prénom relève de la même logique. Elle est conditionnée aux déclarations d’un endocrinologue et d’un psychiatre, ainsi qu’au suivi d’un traitement hormonal. Cela rend le changement de prénom plus difficile à effectuer pour une personne transgenre que pour une personne cisgenre, c’est-à-dire dont l’identité de genre est en adéquation avec le rôle social attendu de par le sexe assigné à la naissance (par exemple, être né avec un sexe masculin et s’identifier comme homme). Ainsi, l’apparence et un attribut symbolique de l’identité (le prénom) sont conditionnés l’un à l’autre. D’ailleurs, si la personne transgenre décide d’utiliser la procédure traditionnelle de changement de prénom, elle ne pourra pas choisir un prénom appartenant à l’autre genre que celui de sa carte d’identité. Cependant, la procédure traditionnelle, qui s’applique aux personnes cisgenres, reste une faveur accordée par le ministre de la Justice, tandis que celle pour les personnes transgenres est devenue un droit par la loi du 10 mai 2007.

Un des objectifs de cette loi est de s’assurer par ces conditions de l’irréversibilité du changement afin de mettre fin à la précédente situation. Dans les deux procédures, des garants extérieurs assurent à l’État, sur déclaration, que le changement sera définitif, l’assurance de l’irréversibilité devant garantir l’ordre social pour le futur. Ainsi, la personne transgenre n’est pas à même d’attester par elle-même de sa nouvelle identité parce qu’elle est reconnue comme souffrant d’une « dysphorie de genre ». Car si, pour la loi, la « souffrance ressentie » exempte la personne du principe d’indisponibilité, elle nie également le fait que la demande de transition vers un autre genre est un choix volontaire et réfléchi. Cette requête est présentée comme une maladie. Implicitement, la loi n’admet pas l’idée que le changement d’une donnée fixe de l’identité puisse être un choix personnel, venant d’une personne saine d’esprit.

Quant à la procréation, la condition de stérilisation mentionnée dans la loi relève de cette même idée d’irréversibilité, de binarité et de garantie de l’ordre social. En effet, si les chirurgies génitales n’ont pas pour conséquence nécessaire la stérilisation des personnes transgenres, la loi stipule cependant que l’intéressé ne doit « plus être en mesure de concevoir des enfants conformément à son sexe précédent » (art. 2). Le législateur souhaite donc éviter l’éventualité qu’un homme puisse être enceint ou qu’une mère devienne le père biologique d’un enfant. Cet avis est partagé par le Conseil d’État, qui avait suggéré de modifier la loi relative à la procréation médicalement assistée afin d’empêcher ces cas de figure. Cette loi n’a cependant pas été modifiée, ce qui laisse aux personnes dont le changement de sexe est officiellement reconnu l’opportunité de devenir parent. Par exemple, l’éventualité d’une conservation des gamètes via une procédure de cryoconservation avant opération est toujours possible, et cela après analyse des motivations par des psychologues. Mais, d’une part, les chances de pouvoir faire un enfant par ce biais sont statistiquement faibles. D’autre part, cette procédure implique des contraintes (coût, durée, recours à une mère porteuse…) et les centres de fécondation peuvent invoquer une clause de conscience pour refuser les demandes émanant de personnes transgenres. Dans le cas où une personne transgenre a des enfants après sa reconnaissance officielle comme femme, elle ne peut reconnaître ses futurs enfants qu’au moyen de l’adoption co-parentale en tant que deuxième parent juridique. En revanche, une personne transgenre officiellement reconnue homme peut reconnaître son enfant sur la base de la règle de paternité.

Au cours du processus d’élaboration de la loi, les parlementaires se sont demandé s’il convenait que celle-ci s’applique aux personnes intersexuées. L’avis du comité consultatif de bioéthique et certains intervenants en commission de la Justice de la Chambre ont recommandé cette extension. Cependant, la majorité a estimé nécessaire de marquer la différence entre les personnes transgenres et les personnes intersexuées. Ces dernières présentent une particularité biologique, présente dès la naissance. Elles sont dès lors tenues de suivre une procédure de « rectification » afin que le changement de sexe ait un effet rétroactif.

Au final, on peut souligner que la loi du 10 mai 2007 relative à la transsexualité intègre dans le droit une catégorie de personnes qui n’y était pas mentionnée précédemment. Elle garantit l’ordre public et le droit civil en se basant sur la binarité des catégories genre et sexe, en essentialisant le corps et l’esprit et en s’assurant de l’irréversibilité des changements.

4. Une loi critiquée

Dès l’adoption de cette loi, des critiques sont apparues. Des demandes de révision de la loi ont été formulées, notamment par des organisations internationales, par des parlementaires belges, et même par le gouvernement fédéral.

Divers organismes internationaux, comme les Nations unies, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, se sont prononcés sur les droits des personnes transgenres. Tous, dans différents rapports, soulignent qu’il faut distinguer les critères légaux de reconnaissance du changement de sexe, d’une part, des procédures médicales, d’autre part. Par exemple, pour le Conseil de l’Europe, cette condition de reconnaissance officielle viole le respect à l’intégrité physique et à la vie privée. Cet organe suggère d’utiliser l’autodétermination de la personne comme critère d’évaluation pour la nouvelle législation, d’abolir toutes les conditions à la reconnaissance et d’inclure l’option d’un troisième genre sur les documents d’identité. Au sein des Nations unies, le rapporteur spécial sur la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a demandé aux États de supprimer la subordination de la reconnaissance d’une personne transgenre à une procédure chirurgicale, à la stérilisation ou à toute autre pratique médicale. Le Parlement européen a également adopté plusieurs résolutions demandant aux États membres de supprimer les conditions médicales.

En 2006, un groupe d’experts en matière de droits de l’homme s’est réuni afin d’énoncer les normes de protection internationale en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre, connues sous le nom de principes de Yogyakarta. Actuellement, 54 pays ont accordé leur soutien officiel à ce texte ; la Belgique l’a fait via une résolution du Sénat en 2012, qui recommande au gouvernement de réviser la loi afin d’adhérer à ces principes et de les appliquer. La loi du 10 mai 2007 violerait trois de ces principes : le droit à la reconnaissance devant la loi (principe n° 3), la protection contre les abus médicaux (n° 18) et le droit de fonder une famille (n° 24). Le principe n° 18 précise qu’« en dépit de toute classification allant dans le sens contraire, l’orientation sexuelle et l’identité de genre d’une personne ne sont pas en soi des maladies et ne doivent pas être traitées, soignées ou supprimées ». Plus largement, les principes de Yogyakarta défendent le droit à l’autodétermination de chacun.

La Société américaine de psychiatrie a également rectifié sa position en la matière. Dans l’édition de 2013 de son manuel (DSM-V), elle insiste sur l’absence de troubles mentaux en soi chez la personne transgenre.

Les associations LGBT+, telles que Genres pluriels, militent en ce sens pour une réécriture de la loi qui respecterait la dignité humaine, l’intégrité du corps, la pluralité des genres et le droit à fonder une famille. Pour cela, elles recommandent d’agir sur trois axes : dépsychiatrisation de la loi, impossibilité pour les médecins de psychiatriser les personnes transgenres et garantie du remboursement des soins de santé. Ces remboursements varient actuellement selon les mutuelles et les médecins, et ils ne sont jamais complets. Ces associations plaident également pour la suppression de la mention du sexe sur les documents d’identité.

Au sein de l’État belge, plusieurs parlementaires, issus des groupes N-VA, Open VLD ou Écolo-Groen, ont demandé, par le biais d’interpellations et de questions écrites, que la loi soit réécrite pour correspondre aux demandes des associations. Ministre de la Justice sous la précédente législature, Annemie Turtelboom (Open VLD) s’était dite favorable à ces différentes demandes. Aucune initiative n’a toutefois été prise dans ce sens, ni par la ministre, ni par des parlementaires. Dans leurs programmes électoraux de 2014, le PS, Écolo, Groen et le SP.A proposaient une révision de la loi relative à la transsexualité 46. Une telle révision figure dans l’accord de gouvernement conclu en octobre 2014 sous l’égide de Charles Michel et de Kris Peeters, afin de mettre la loi en conformité avec les obligations internationales de la Belgique en matière de droits de l’homme. Récemment, le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), a déclaré qu’il faudrait supprimer les exigences médicales et physiques de la loi et que son administration préparait des propositions pour réviser cette loi.

5. Conclusion

Avec la loi relative à la transsexualité, le législateur a voulu offrir deux procédures aux personnes transgenres afin de faciliter leur reconnaissance par l’État. Il faut toutefois souligner que cette loi repose sur une conception binaire du genre/sexe et sur une conception platonicienne et essentialiste de la personne (le corps doit être en adéquation avec l’âme). Ces deux conceptions traditionnelles expliquent que le législateur ait orienté la loi vers un rétablissement de l’ordre public en intégrant les personnes transgenres dans les catégories préexistantes d’homme et de femme. Pour s’assurer de l’irréversibilité du changement, la majorité socialiste-libérale a choisi une procédure administrative au lieu d’une procédure judiciaire, faisant ainsi exception au principe d’indisponibilité de l’état des personnes. Cependant, elle a retenu une série de mesures basées sur des recommandations médicales et psychiatriques pour s’assurer de l’irréversibilité du changement de sexe et de prénom, privant ainsi les personnes transgenres de leur autonomie et de leur liberté de choix.

Cette normalisation des corps par le législateur et par le corps médical fait l’objet de critiques de la part d’organisations internationales, d’associations LGBT+ et d’acteurs politiques belges, qui fondent leurs arguments sur le respect des droits de l’homme. Ceux-ci revendiquent le droit à l’autodétermination de l’identité ainsi qu’à la pluralité des genres et demandent une révision de la loi.

Ce sujet est à l’ordre du jour du gouvernement fédéral pour cette législature.

Pour citer cet article : Alexandra WOELFLE, « Vers une révision prochaine de la loi relative à la transsexualité ? », Les @nalyses du CRISP en ligne, 30 juin 2015, www.crisp.be.

Vers une révision prochaine de la loi relative à la transsexualité
Alexandra Woelfle